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Extraits de la décision de la CRA du 19 septembre 2006, X., Turquie

Art. 1F let. a Conv. : exclusion de la qualité de réfugié pour crime contre l’humanité ; sens et portée de la norme ; exigences en matière de preuve et de motivation.

1. Lorsqu’elle exclut quelqu’un de la qualité de réfugié, sur la base de l’art. 1F let. a Conv., l’autorité administrative ne prononce pas contre lui un verdict de culpabilité (au sens du droit pénal) de crime contre la paix, de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. Elle constate uniquement qu’il existe un faisceau d’indices permettant de conclure à une responsabilité individuelle de l’intéressé pour un acte valant exclusion de la qualité de réfugié. Rappel des règles relatives à la responsabilité personnelle, au fardeau de la preuve et au degré de preuve (con-sid. 4).

2. Le crime contre l’humanité suppose une attaque généralisée ou sys-tématique contre une population civile (consid. 5).

3. En vertu des règles sur le fardeau de la preuve et sur l’obligation de motiver, il appartient à l’autorité d’expliciter en quoi la responsabilité individuelle de l’intéressé est impliquée dans des actes relevant de l’art. 1F let. a Conv. (consid. 6 et 7).

Art. 1F Bst. a FK: Anwendung der Ausschlussklausel wegen Verbrechen gegen die Menschlichkeit; Sinn und Tragweite dieser Bestimmung; Anforderungen an das Beweismass und an die Begründungsdichte.

1. Beim Ausschluss von der Flüchtlingseigenschaft im Sinne von Art. 1F Bst. a FK entscheidet die Verwaltungsbehörde nicht darüber, ob die betreffende Person sich im strafrechtlichen Sinne eines Verbrechens gegen den Frieden, eines Kriegsverbrechens oder eines Verbrechens gegen die Menschlichkeit schuldig gemacht habe. Sie stellt lediglich fest, dass hinlängliche konkrete Anhaltspunkte vorliegen, die darauf schliessen lassen, die betreffende Person sei für solche verpönten Taten individuell verantwortlich. Verweis auf die Regeln der persönlichen Verantwortlichkeit sowie auf jene über Beweislast und Beweismass (Erw. 4).


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2. Verbrechen gegen die Menschlichkeit setzen schwerwiegende oder systematische Angriffe gegen die Zivilbevölkerung voraus (Erw. 5).

3. Gemäss den Regeln über die Beweislast und die Pflicht zur Begründung von Verfügungen obliegt es der Behörde aufzuzeigen, inwiefern die individuelle Verantwortlichkeit einer Person für verpönte Handlungen im Sinne von Art. 1F Bst. a FK gegeben ist (Erw. 6 und 7).

Art. 1 F lett. a Conv.: esclusione dalla qualità di rifugiato a causa della commissione di crimini contro l'umanità; senso e portata della norma; esigenze in materia di prova e di motivazione.

1. L'autorità amministrativa che esclude una persona dalla qualità di rifugiato, ai sensi dell'art. 1 F lett. a Conv., non emette un verdetto di colpevolezza, ai sensi del diritto penale, per crimini di guerra, contro la pace o contro l'umanità. L'autorità constata unicamente l'esistenza d’un insieme d'indizi che permettono di concludere ad una responsabilità personale dell'interessato per un atto comportante l'esclusione dalla qualità di rifugiato. Richiamo delle regole sulla responsabilità personale, sull'onere probatorio e sul grado di prova (consid. 4).

2. Un crimine contro l'umanità presuppone un attacco generalizzato o sis-tematico contro una popolazione civile (consid. 5).

3. L'onere probatorio e l'obbligo di motivare impongono all'autorità d'esplicitare le ragioni giusta le quali la responsabilità personale dell'interessato è sussumibile ad un atto rilevante ai sensi dell'art. 1F lett. a Conv. (consid. 6 e 7).

Résumé des faits :

X. et son épouse ont déposé en 1989 une demande d’asile en Suisse. En 1995, l’affaire a été rayée du rôle en ce qui concernait X., l’intéressé ayant selon les déclarations de son épouse, quitté la Suisse « afin de rejoindre les combattants kurdes ». Selon les informations collectées ultérieurement, dans le cadre de la poursuite de l’examen de la demande d’asile de son épouse, X. a été arrêté en octobre 1995 par les autorités turques ; l’année suivante, il a été condamné par jugement d’un Tribunal de sûreté d’Etat (DGM) pour actes séparatistes à la peine capitale, ultérieurement commuée en détention à vie. Par décision du


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31 mai 1999, la qualité de réfugiée a été reconnue à son épouse, qui a obtenu l’asile en raison du risque de persécution réfléchie auquel elle était exposée.

Le 14 mai 2004, X. a déposé une seconde demande d’asile en Suisse. Il a exposé qu’il avait été libéré sous condition d’effectuer son service militaire et qu’il avait fui son pays à l’occasion d’une courte permission qui lui avait été accordée avant de se présenter au recrutement. Il craignait d’être purement et simplement éliminé s’il se soumettait à cette obligation. L’ODM a reconnu que l’intéressé remplissait les critères de qualité de réfugié, mais a refusé de le reconnaître comme tel en application de l’art. 1F let. a de la Convention relative au statut des réfugiés. Il a retenu que X. avait déclaré avoir été le commandant d’environ 285 soldats du PKK en Irak du Nord et en Turquie et avoir participé de son plein gré et en connaissance de cause à des combats. Il a considéré que, vu son importance hiérarchique et son déploiement dans ces activités, ayant tiré sur des soldats adversaires, il avait commis des crimes contre l’humanité.

La Commission a annulé la décision attaquée et renvoyé la cause à l’autorité de première instance pour complément d’instruction.

Extraits des considérants :

3.

3.1. Aux termes de l’art. 1F de la Convention relative au statut des réfugiés (ci-après, Conv.), les dispositions de celle-ci - et en particulier l’art. 1 A ch. 2 Conv., qui définit les conditions de reconnaissance de la qualité de réfugié de manière analogue à l’art. 3 LAsi (cf. JICRA 1996 n° 18 consid. 6c p. 177) - ne sont pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité (let. a), un crime grave de droit commun en dehors du pays d'accueil avant d'y être admise comme réfugié (let. b), ou qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies (let. c).

3.2. En l’occurrence, l’autorité de première instance, après avoir constaté que l’intéressé remplissait les conditions de reconnaissance de la qualité de réfugié, a considéré qu’il y avait lieu de l’en exclure en application de l’art. 1F let. a Conv., au motif qu’il avait commis des crimes contre l’humanité, ce que le recourant conteste.

3.3. Cela étant, il y a lieu de déterminer si c'est à juste titre que l'autorité de première instance a fait application de l'art. 1F let. a Conv..


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4.

4.1. S’agissant de l’application des clauses d’exclusion de la qualité de réfugié prévues par la Convention, il sied préliminairement de rappeler quelques règles relatives à la responsabilité personnelle, au fardeau de la preuve et au degré de preuve à apporter. Les termes retenus par la Convention relative au statut des réfugiés s’écartent délibérément des concepts habituels du droit pénal et de la procédure pénale : conformément au principe de la responsabilité individuelle, il faut et il suffit, en règle générale, que le requérant d’asile ait contribué de manière substantielle, par action ou par omission, à la commission d’un crime condamné par l’art. 1F Conv., en sachant que son acte ou son omission faciliterait l’accomplissement d’un tel crime (cf. HCR, Guidelines on International Protection : Application of the Exclusion Clauses : Article 1F of the 1951 Convention relating to the Status of Refugees, HCR/GIP/03/05, du 4 septembre 2003, ch. 18, ci-après Guidelines). Ensuite, conformément aux règles générales du droit, il appartient à celui qui veut s’en prévaloir de prouver les faits pertinents : ainsi, ce sont les autorités compétentes en matière d’asile, lorsqu’elles entendent faire application d’une clause d’exclusion de la qualité de réfugié - ou d’une clause d’exclusion de l’asile - qui ont la charge du fardeau de la preuve des actes significatifs visés par la disposition en cause. Enfin, s’agissant du degré de la preuve, il suffit, pour que les clauses de l'art. 1F Conv. s’appliquent, que les autorités d’asile établissent qu’il existe des « raisons sérieuses » de penser qu’un acte visé par l’une de ces clauses a été effectivement perpétré.

4.2. La notion de responsabilité individuelle est plus large que celle de culpabilité du droit pénal. En particulier, les autorités compétentes en matière d’asile n’ont pas à apporter la preuve de la commission d’un crime, comme doit le faire l’accusation dans un procès pénal ; de même, les principes de la présomption d’innocence et de l’acquittement au bénéfice du doute sont ici inopérants. Les autorités du pays d’accueil bénéficient d’une souplesse qui s’explique aisément à la fois par l’objet de leurs décisions - qui, quelle que soit leur gravité, n’infligent pas de peines - et par les moyens d’investigation limités dont elles disposent pour recueillir les éléments de preuve de faits qui se sont produits dans des conditions souvent difficiles à élucider (M. Combarnous, Les clauses d’exclusion et de cessation de la qualité de réfugié dans la jurisprudence de la Commission des recours des réfugiés en France, in : La Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés 50 ans après : bilan et perspectives, Bruxelles 2001, p. 367ss, spéc. p. 383). En excluant une personne de la qualité de réfugié, par exemple sur la base de l’art. 1F let. a Conv., l’autorité administrative ne prononce pas un verdict de culpabilité, au sens du droit pénal, de crime contre la paix, de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. Elle constate uniquement qu’il existe un faisceau d’indices concrets permettant


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d’induire une responsabilité individuelle de l’intéressé pour un ou des actes méritant une exclusion de la qualité de réfugié.

4.3. Le fardeau de la preuve des faits permettant de conclure à une responsabilité individuelle pour des actes visés par l’art. 1F Conv. appartient en principe aux autorités compétentes en matière d’asile.

La participation à une organisation qui commet ou incite des tiers à commettre des crimes violents, susceptibles d’entrer dans le champ d’application de l’art. 1F Conv., n’est pas, en soi, suffisante pour exclure une personne de la qualité de réfugié. Il convient d’examiner si l’individu impliqué dans cette organisation a personnellement participé à ces actes de violence ou s’il a contribué en toute connaissance de cause et d’une manière substantielle à la commission de tels actes ; si tel est le cas, sa responsabilité est engagée. Lorsqu’une personne remplissant les conditions pour la reconnaissance de la qualité de réfugié a appartenu à une organisation criminelle, dont les actes sont susceptibles d’entrer dans le champ d’application de l’art. 1F Conv., il importe d’examiner avec attention les activités de cette organisation, sa place et son rôle dans la société dans laquelle elle opère, sa structure, ses éventuelles fractions, la position de l’intéressé au sein de cette organisation, ainsi que les liens entre le rôle de l’intéressé et la gravité ainsi que la portée des crimes commis par l’organisation, autrement dit la capacité du premier à influencer significativement les activités criminelles de la seconde. Enfin, la participation individuelle doit être examinée en fonction du comportement de l’organisation au moment donné. En particulier, la responsabilité d’une personne ayant occupé une fonction d’autorité ou un poste de commandement sera engagée lorsque les crimes ont été commis sur un territoire ou par des individus qui étaient sous son contrôle effectif et qu’elle n’a pris aucune mesure de prévention ou de répression, malgré les informations dont elle disposait.

Le fait qu’un requérant d’asile ait appartenu aux autorités supérieures d’un Etat clairement engagé dans des activités tombant sous le coup de l’art. 1F Conv. (cf. HCR, Guidelines, ch. 19) ou ayant été condamné par la communauté internationale pour des violations graves et systématiques des droits de l’homme peut créer une présomption de responsabilité (voir aussi JICRA 1996 n° 18 consid. 8a et 8b in initio, p. 181).

La Commission n’a pas encore eu à trancher la question de savoir si, et à quelles conditions, l’adhésion à une organisation dont les buts, les actions et les méthodes sont d’une violence extrême peut également créer une présomption de responsabilité qui suffise à engager la responsabilité individuelle (cf. dans ce sens HCR, Guidelines, ch. 19 ; plus critique : Geoff Gilbert, Current issues in the ap-


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plication of the exclusion clauses, in Refugee Protection in International Law, éd. HCR, Cambridge 2003, p. 471 et note critique n° 222 à propos du document HCR, Determination of Refugee Status of Persons Connected with Organisations or Groups Which Advocate and/or Practise Violence, 1er avril 1988, ch. 16).

4.4. Enfin, s’agissant du degré de la preuve, il suffit, comme indiqué plus haut (cf. consid. 4.1. i.f.), pour que les clauses de l'art. 1F Conv. s’appliquent, que les autorités d’asile établissent qu’il existe des « raisons sérieuses » de penser qu’un acte visé par l’une de ces clauses a été effectivement perpétré. Bien qu’ils visent un degré de preuve moindre que celui de la « haute probabilité » requis par l'art. 7 LAsi pour la preuve de la qualité de réfugié, voire éventuellement moindre encore que celui tiré d’une « balance des probabilités » (cf. Goodwin-Gill, The Refugee in International Law, 2e éd.Oxford 1996, p. 97), les « raisons sérieuses » exigent, à tout le moins, une suspicion substantielle, fondée sur un faisceau d’indices concrets, c’est-à-dire une implication claire et crédible dans des actes méritant une exclusion ; de simples suppositions ne suffisent pas (cf. JICRA 1999 n° 12 p. 83ss, spéc. consid. 5b p. 90 ; HCR, Guidelines, ch. 35).

5.

5.1. En l’occurrence, l’ODM a fait application de l’art. 1F let. a Conv. selon lequel la qualité de réfugié ne peut être reconnue aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser qu'elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l'humanité. Il convient, avant de vérifier son application au cas d’espèce, de rappeler le sens et la portée de cette disposition.

5.2. Cette première clause d'exclusion ancrée à l’art. 1F Conv. a été conçue à l'origine pour empêcher la reconnaissance du statut de réfugié à des personnes qui se sont rendues coupables de crimes (énumérés dans la disposition) dans l'exercice de fonctions officielles étatiques. Elle a néanmoins été appliquée à des criminels qui n'appartenaient pas à des gouvernements, mais à des groupements non gouvernementaux officiellement reconnus, clandestins ou dits autonomes (HCR, Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, Genève 1992, ch. 178, ci-après Guide). Le renvoi qu'opère cette clause aux instruments internationaux comprend non seulement l'Accord de Londres de 1945 (HCR, Guide, ch. 150) et le statut du Tribunal militaire international de Nuremberg (voir définition des crimes à l'art. 6), mais également les diverses conventions postérieures élaborées dans le cadre des Nations Unies, en particulier le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (ci-après : Statut de Rome), conclu le 17 juillet 1998, et approuvé par l’Assemblée fédérale le 22 juin 2001.


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5.3. Dans sa jurisprudence publiée sous JICRA 1997 n° 14 (consid. 4d ee, p. 115s.), la Commission avait indiqué, en l’état du droit international en vigueur à l’époque, que la notion de crimes contre l’humanité ne comportait aucune définition précise et qu’elle se rapportait à des crimes très graves qui choquaient la conscience collective, qui niaient l’Humanité et qui étaient perpétrés de manière systématique ou massive, et organisée contre une population civile. Le Statut de Rome consacre et précise cette notion.

5.3.1. En effet, le Statut de Rome fixe à son article 7 les critères du crime contre l’humanité. Cette disposition indique d’abord qu’il s’agit d’actes commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque, puis énumère les actes visés : il s’agit en particulier du meurtre, de l’extermination, de la réduction en esclavage, de la déportation ou du transfert forcé de population, de l’emprisonnement en violation des dispositions fondamentales du droit international (séquestration), de la torture, du viol, de l’esclavage sexuel, de la prostitution forcée, de la persécution de tout un groupe identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste, des disparitions forcées, de l’apartheid et de tout autre acte inhumain de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.

5.3.2. Il ressort d’abord du Statut de Rome que le crime contre l’humanité exige une violation grave et caractérisée des droits de l’homme, qui touche l’individu dans ce qu’il y a de plus profond dans son être, c’est-à-dire dans ses convictions, ses croyances ou sa dignité. Il faut ensuite que ce crime ait été commis sur une grande échelle ou d’une manière systématique contre une population civile, ce qui suppose que l’on soit en présence d’une politique ou d’un plan préconçus ; un individu qui commet un crime grave contre une seule victime ou un nombre limité de victimes ne pourra être reconnu coupable d’un crime contre l’humanité que si son crime fait partie d’une attaque généralisée ou systématique. Enfin, la perpétration d’un crime contre l’humanité exige que les individus se servent d’un appareil d’Etat ou d’une organisation « ayant pour but une telle attaque » (cf. art. 7 par. 2 let. a dudit Statut) disposant forcément de moyens importants. Le Statut de Rome ne retient aucun lien entre crime contre l’humanité et conflit armé : un crime contre l’humanité peut être commis en temps de paix (cf. M. Vouilloz, La Cour pénale internationale, in : AJP/PJA 7/2000, p. 821ss, spéc. p. 829ss ; voir aussi Ph. Currat, Les crimes contre l’humanité dans le Statut de la Cour pénale internationale, thèse Genève, 2006, p. 95 à 109 ; M. Nasel, Les crimes contre l’humanité, in : Droit pénal humanitaire, Collection latine, série II, vol. 4, Moreillon, Kuhn, Bichovsky, Maire, Viredaz éd., Genève/Bâle/Munich, 2006, p. 129ss ; HCR, Guidelines, ch. 13).


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5.3.3. Comme les dispositions du Statut de Rome relatives aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité ne peuvent pas être appliquées directement dans les procédures pénales en Suisse, le Département fédéral de justice et police a mis en consultation, le 25 août 2005, un avant-projet de loi fédérale relative à la modification du code pénal, du code pénal militaire ainsi que d’autres lois fédérales codifiant de manière aussi précise et complète que possible les dispositions du Statut de Rome et rendant expressément punissables, d’une manière spécifique, les violations les plus graves du droit international humanitaire (cf. Rapport explicatif de l’avant-projet relatif aux mesures complémentaires dans le domaine du droit pénal nécessaires à la mise en œuvre du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, p. 19ss). Cet avant-projet propose ainsi d’introduire dans le code pénal un art. 264bis définissant le crime contre l’humanité comme une infraction dont le principal élément constitutif est l’attaque généralisée [à grande échelle] ou systématique [selon un certain degré d’organisation] lancée contre une population civile ; en outre cette définition est accompagnée d’une liste, analogue à celle du Statut de Rome, de violations des droits de l’homme « gravissimes » (cf. consid. 5.3.1. ci-dessus). Enfin, comme les crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale ne se prescrivent pas (cf. art. 29 du Statut de Rome), il est prévu d’étendre la règle de l’imprescriptibilité des crimes de génocide et des crimes de guerre, fixée actuellement à l’art. 75bis CP (qui deviendrait l’art. 101 nCP), aux crimes contre l’humanité (pour le surplus, voir aussi L. Moreillon, La Suisse et les crimes contre l’humanité, in : Droit pénal humanitaire, Collection latine, série II, vol. 4, Moreillon, Kuhn, Bichovsky, Maire, Viredaz éd., Genève/Bâle/Munich 2006, p. 349ss). Bien qu’en l’état les crimes contre l’humanité ne soient pas punissables en Suisse en tant que tels - parce que l’élément de l’agression contre une population civile, qui est caractéristique des crimes contre l’humanité et rend ces derniers particulièrement abominables, est totalement inexistant du code pénal en vigueur – les autorités compétentes en matière d’asile peuvent, dans l’interprétation de la notion de crime contre l’humanité, au sens de l’art. 1F let. a Conv., s’inspirer, outre de l’évolution la plus récente du droit international pénal, également des projets législatifs internes, sans être tenues par les spécificités du droit pénal, en particulier par les exigences du principe de la légalité des peines (cf. consid. 4.2. ci-dessus).

6.

6.1. Après avoir rappelé les conditions générales d’application des clauses d’exclusion de la qualité de réfugié, et examiné la teneur de l’art. 1F let. a Conv., il reste à vérifier si c’est à juste titre que l’ODM a fait application de cette disposition dans le cas d’espèce. Contrairement à ce que prétend le recourant, dans son courrier du 31 octobre 2005 […] en se référant à tort à la décision publiée sous JICRA 2000 no 9 p. 73ss, il est bien de la compétence des autorités


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d’asile de statuer sur la question de savoir si X. doit être considéré comme ayant commis, au sens de l’art. 1F let. a Conv., un crime contre l’humanité. La décision sur laquelle se base le recourant, dans laquelle la Commission a affirmé qu’il « ne lui appartient pas de déterminer si le recourant s’est ou non rendu coupable de génocide au sens du droit pénal », ne traitait pas d’un cas d’exclusion de la qualité de réfugié d’une personne remplissant en principe les conditions de l’art. 3 LAsi. Elle traitait la question de savoir si la personne remplissait ou non les critères de cette disposition. Cela dit, comme rappelé plus haut (cf. consid. 4.2. i.f.), en excluant une personne de la qualité de réfugié, sur la base de l’art. 1F let. a Conv., l’autorité administrative ne prononce pas contre elle un verdict de culpabilité, au sens du droit pénal, de crime contre l'humanité. Elle constate uniquement qu’il existe un faisceau d’indices concrets permettant d’induire une responsabilité individuelle de l’intéressé pour un ou des actes justifiant une exclusion de la qualité de réfugié. Il reste à déterminer si un tel faisceau d’indices ressort en l’occurrence du dossier.

6.1.1. Dans sa décision du 2 décembre 2004, l’autorité de première instance a retenu que X. avait déclaré avoir été le commandant d’une unité formée d’environ 285 soldats du PKK au nord de l’Irak et en Turquie et avoir participé de son plein gré et en connaissance de cause à des combats. Elle a considéré que, « vu son importance hiérarchique et son déploiement dans ces activités », en ayant aussi « logiquement tiré sur des soldats adversaires », le recourant avait « commis des crimes contre l’humanité et y avait participé de plein gré et en connaissance de cause ».

6.1.2. Le recourant conteste avoir commis de tels crimes. Il souligne avoir uniquement participé, pendant un mois et demi dans le Kurdistan irakien, puis durant deux jours en Turquie, à un conflit armé entre l’armée turque et le PKK en agissant dans une situation de légitime défense contre un agresseur militaire, mais n’avoir jamais pris part à des exactions contre la population civile. Il conteste avoir occupé une place hiérarchique importante, en faisant valoir des problèmes de traduction survenus lors de son audition. Il argue qu’aucun indice précis et concret ne permet d’accréditer la thèse selon laquelle il aurait participé à des crimes contre l’humanité, ou à des crimes de guerre, étant rappelé qu’il faisait depuis peu partie du PKK, venait d’être instruit militairement et n’avait passé que six mois en Irak, dont une bonne partie dans un hôpital du PKK. Il fait valoir que son activité consistait plutôt à informer la population et à chercher à fédérer ses compatriotes en faveur de la cause kurde.

6.2. De l’avis de la Commission, la motivation de la décision entreprise est à l’évidence insuffisante, sinon erronée. Or, l'obligation de motiver est un principe essentiel, qui limite la libre conviction du juge et qui constitue le seul moyen de


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contrôler ultérieurement les éléments qui ont forgé cette conviction (cf. JICRA 1995 n° 12 p. 108ss, consid. 12c p. 114ss). Cette obligation de motiver implique, pour l’autorité saisie, qu’elle indique les motifs retenus pour fonder sa décision, afin de permettre à la partie de recourir en connaissance de cause et à l’autorité de recours de se prononcer sur la légalité de la décision entreprise (cf. JICRA 2004 n° 24 p. 259ss).

6.2.1. L’autorité de première instance a pratiquement basé sa décision sur la déclaration faite par l’intéressé lors de son audition du 1er juin 2004, selon laquelle il avait été chef d’une compagnie de 285 personnes (cf. pv d’audition du 1er juin 2004, R. 35 p. 5 : « Io ero il capo di una compagnia mi rivolgevo a 285 persone »). Cette déclaration ne saurait asseoir, à elle seule, la motivation aboutissant à une exclusion de la qualité de réfugié, l’éventualité d’une imprécision dans la traduction – comme le soutient le recourant – ou d’une mauvaise compréhension de la question, ne pouvant être exclues. En effet, l’affirmation selon laquelle l’intéressé était chef d’une compagnie s’ancre difficilement dans le contexte des faits allégués. Si l’on se réfère aux déclarations du recourant, celui-ci a obtenu sur un laps de temps limité une instruction militaire, comme guérillero, dans un camp du PKK en Iran, au début de l’hiver 1994/95. Il paraît ainsi pour le moins étonnant qu’il se soit trouvé pratiquement immédiatement après cette formation à la tête d’une compagnie représentant une partie importante – environ 10% – du contingent armé du PKK au Kurdistan irakien, d’autant qu’il a déclaré avoir passé une partie de son séjour en Irak à l’hôpital, pour soigner ses blessures. Enfin, les documents judiciaires versés au dossier, relatifs à la procédure pénale dont X. a fait l’objet en Turquie, ne font pas état d’une telle fonction de l’intéressé, les considérants faisant référence à une équipe de sept personnes et à un groupe basé à […] (Iran) jusqu’en mars 1995, dont il n’est pas mentionné qu’il était le chef. On relèvera également que cette déclaration, selon laquelle le recourant était chef d’une compagnie, apparaît une seule fois dans les propos tenus par l’intéressé dans le cadre des deux auditions dont il a fait l’objet. Il n’a jamais été appelé à la confirmer, sous une forme ou sous une autre. Il n’a pas non plus été amené à donner des précisions sur l’organisation de la guérilla, sur les opérations menées par celle-ci, qui seraient significatives d’une personne ayant assumé une telle position. Aucune de ses autres déclarations ne corrobore l’affirmation selon laquelle il aurait occupé un rôle de commandement aussi important.

6.2.2. Par ailleurs, l’ODM n’a pas explicité dans la décision attaquée quels avaient été les « crimes contre l’humanité » commis par le PKK dans lesquels la responsabilité du recourant aurait été engagée, étant rappelé que tuer des soldats dans des affrontements armés, donc des personnes nullement assimilables à des civils, ne saurait constituer en soi un crime contre l’humanité, dans le sens dé-


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veloppé ci-dessus. La seule participation – même en tant que chef militaire – à des combats opposant les forces armées d’un Etat à celles d’une rébellion, ne saurait être qualifiée de crime contre l’humanité, en l’absence de tout indice concret d’une participation à une attaque généralisée ou systématique contre une population civile. Enfin, rien de concret non plus ne ressort du préavis de Fedpol, du 14 juin 2004 […].

Conformément au principe de la responsabilité individuelle, le seul fait, pour le recourant, d’avoir été ou d’être membre du PKK ne peut pas conduire à l’exclusion de la qualité de réfugié. Comme rappelé plus haut (cf. consid. 4.3. ci-devant), la participation individuelle doit être examinée en fonction du comportement de l’organisation au moment donné ; en particulier, la responsabilité d’une personne ayant occupé une fonction d’autorité ou un poste de commandement sera engagée lorsque les crimes ont été commis sur un territoire ou par des individus qui étaient sous son contrôle effectif et qu’elle n’a pris aucune mesure de prévention ou de répression, malgré les informations dont elle disposait.

6.2.3. En l’occurrence, il ne ressort pas du dossier que la responsabilité individuelle de X. soit engagée pour des actions commises par le PKK à l’époque où il se trouvait en Turquie ou en Irak, qui pourraient relever de l’art. 1F let. a Conv.

6.3. En conclusion, la Commission estime que l’ODM n’a, à l’évidence, pas établi à satisfaction, ainsi qu’il lui incombait de le faire (cf. consid. 4.1. et 4.3. ci-dessus), que l’intéressé serait responsable de crimes contre l’humanité justifiant l’exclusion de la qualité de réfugié au sens de l’art. 1F let. a Conv.

7.

7.1. La Commission ne saurait tirer des considérations qui précèdent la conclusion que la qualité de réfugié doive être d’emblée reconnue au recourant et que l’asile doive lui être accordé. En effet, de nombreuses zones d’ombre subsistent sur les circonstances réelles de son retour en Turquie et sur les activités déployées dans ce contexte. Il se pose en particulier la question de savoir si le recourant peut se voir opposer la lettre b de l’art. 1F Conv., dans la mesure où il aurait participé à la commission d’un crime grave de droit commun avant son entrée en Suisse dès lors que le PKK porte la responsabilité d’actions criminelles tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Turquie (cf. JICRA 2002 n° 9 p. 74ss, spéc. consid. 7c, p. 80s.). En l’occurrence, vu les déclarations verbalisées, il est indispensable d’établir de manière la plus complète possible quels ont été le rôle et les activités du recourant. Le contexte du cas concret – s’agissant d’une personne qui affirme avoir eu des contacts avec l’ENRK dans le cadre de séjours à l’étranger, avoir été aidée par le PKK à rejoindre les combattants en 1994, avoir séjourné dans plusieurs lieux entre l’Iran, l’Irak et la Turquie, et avoir été arrêté


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en Turquie où elle était venue dans l’intention de mener des activités à […] – impose à l’évidence une instruction complémentaire avant d’exclure totalement la possibilité d’une application de l’art. 1F let. b Conv. Dans ce contexte, il importe d’établir les faits avec précision, afin de déterminer si l’intéressé peut, cas échéant, se prévaloir d’un état de légitime défense, ou d’autres faits justificatifs, par rapport aux éventuels homicides perpétrés (cf. JICRA 2002 no 9 précitée, consid. 7c aa p. 81).

7.2. Au vu de ce qui précède, la Commission estime ne pouvoir statuer en l’état du dossier, sans mesures d’instruction complémentaires sur les faits pertinents au regard de l’art. 1F Conv.

7.3. Un tel constat ne conduit pas forcément à la cassation de la décision attaquée. En effet, les recours contre les décisions de l'ODM en matière d'asile et de renvoi sont, en principe, des recours en réforme, exceptionnellement des recours en cassation (cf. art. 105 LAsi et 61 al. 1 PA). La réforme présuppose cependant un dossier suffisamment mûr pour qu'une décision puisse être prononcée, étant précisé qu'il n'appartient pas à l'autorité de recours de procéder à des investigations complémentaires compliquées (cf. B. Knapp, Précis de droit administratif, 4e éd., Bâle/Francfort-sur-le-Main 1991, p. 426 ; F. Gygi, Bundesverwaltungsrechtspflege, 2e éd., Berne 1983, p. 233 et arrêts cités). Une cassation intervient à tout le moins si des actes d'instruction complémentaires d'une certaine ampleur doivent être menés en vue d'établir les faits de la cause (JICRA 1995 no 6 consid. 3d p. 62 et 1994 no 1 consid. 6b p. 17).

7.4. En l’espèce, une nouvelle audition de l’intéressé s’avère en particulier nécessaire. La production et la traduction de documents relatifs à la procédure judiciaire dont l’intéressé a fait l’objet en Turquie, en particulier à l’appel qu’il avait introduit et aux conditions de sa libération (tous documents qui n’avaient pu être produits dans le cadre de la procédure de son épouse) paraissent a priori également aptes à constituer des moyens de preuve utiles. Une enquête d’ambassade s’imposera certainement. Ces actes d'instruction dépassant l'ampleur de ceux incombant à la Commission, il y a lieu de casser la décision querellée pour constatation incomplète des faits pertinents (art. 106 al. 1 let. b LAsi), et de renvoyer la cause à l'autorité de première instance pour complément d'instruction dans le sens des considérants et nouvelle décision (cf. art. 61 al. 1 PA). Il appartiendra donc à l'ODM de combler les lacunes de l'instruction en procédant aux investigations indiquées, en application de l'art. 41 LAsi, puis de rendre une nouvelle décision portant sur la qualité de réfugié, respectivement l’asile, en respectant – en cas de décision de rejet – les exigences tirées de l’obligation de motiver.


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7.5. Une cassation s’impose d’autant plus que, s’il devait s’avérer que les conditions de reconnaissance de la qualité de réfugié sont réunies en ce sens qu’aucune clause d’exclusion de la qualité de réfugié n’est applicable, il conviendrait encore de statuer sur une éventuelle exclusion de l’asile, au sens de l’art. 53 LAsi. Or, sous cet angle également, il importe d’établir de manière la plus précise possible à quelles actions l’intéressé a pris part. Le fait de blesser ou tuer un soldat adverse dans le cadre d’un conflit armé ne constitue, en principe, pas un acte répréhensible au sens de l’art. 53 LAsi ; en revanche l’application de cette disposition s’impose en cas d’actes criminels commis contre des civils. S’agissant d’une personne qui a eu par le passé des contacts avec l’ERNK alors qu’elle se trouvait en Suisse, et qui est susceptible d’être toujours active pour cette organisation, une instruction s’impose également sous l’angle de la mise en danger de la sûreté intérieure ou extérieure de la Suisse.

 

 

 

 

 

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